C’est autour d’une table tulipe de Saarinen couverte de livres d’architecture que nous avons eu une discussion à bâtons rompus avec Yachar Bouhaya. Le quadra franco-marocain qui a fait ses armes à Paris avant de fonder son agence à Casablanca prône une architecture contextuelle qui raconte des histoires. Il nous dit tout sur son parcours, ses collabs, sa vision de l’architecture marocaine, ses projets.
Pourquoi l’architecture ?
Au lycée, j’ai fait un parcours scientifique, mais je n’étais pas en phase avec ça. J’ai poussé la plaisanterie jusqu’à m’inscrire en première année de Deug MIAS (Math informatique appliquées aux sciences), mais j’ai vite dévissé. Mon père est architecte et urbaniste. J’ai grandi dans cet univers, il y avait plein de livres d’architecture à la maison, ça me parlait. Mais mon père n’était pas favorable à ce que je marche dans ses pas, il trouvait que c’était un métier compliqué. J’ai pourtant imposé mon choix et j’ai étudié à l’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris. J’étais enfin dans mon élément. J’ai fait des stages chez Didier Lefort qui travaille maintenant au Maroc, et chez Nicolas Michelin qui est devenu mon mentor. En dernière année, j’ai travaillé chez Anne Demians. A ma sortie de l’école, j’étais armé pour chercher du boulot. Je me suis orienté vers des agences ouvertes sur l’international. J’ai été recruté à Paris par AW2 (Stéphanie Ledoux et Reda Amalou).
Qu’y faisiez-vous ?
J’ai travaillé sur divers projets à Oman, en Thaïlande, mais aussi au Maroc, notamment l’extension de Dar Sabra à Marrakech. J’y suis resté cinq ans et lorsque j’ai ressenti le besoin de me mettre à mon compte, j’ai opté pour Casablanca, même si je suis profondément Parisien.
Qu’avez-vous fait à votre retour ?
J’ai pénétré le marché local en commençant par de petits projets : agencement de boutiques (Giorgetti), appartements, restaurants (Khos). Bon an, mal an, je suis arrivé à faire ma place. Je fais des concours ou des commandes directes. Je travaille en ce moment sur le projet de la tour de logements BO 52 pour Linkcity à Casa Anfa avec Mohamed Amine Siana, Saad El Kabbaj et Driss Kettani. C’est une tour de 16 étages gagnée sur concours. J’ai également travaillé avec Sophia Sebti sur l’architecture intérieure du Lily’s et du Cabestan.
Vous avez donc la double casquette ?
Je me réclame des deux par empirisme. Je suis d’abord architecte, mais aussi architecte d’intérieur de part mon parcours chez AW2.
Quelle est la place des collaborations dans votre travail ?
Je les multiplie, car j’ai une agence à taille humaine. Les collaborations n’étant jamais les mêmes, l’échange est lui, plus enrichissant.
Sur quels types de projets aimez-vous travailler ?
J’aime travailler sur les établissements recevant du public (restaurants, hôtels…), mais aussi sur les villas lorsque j’ai de bons clients.
Et c’est quoi un bon client ?
Quelqu’un qui a du respect pour les métiers de création et qui n’a pas d’idées préconçues, quelqu’un d’ouvert à l’échange.
Je ne suis pas un architecte égocentrique qui veut absolument imposer sa pâte, mais j’aime les cheminements, la manière dont les choses se brodent. Ce qui est important, c’est la méthode plus que la plastique. Je cherche l’ergonomie, la notion de confort. Il faut être généreux et mettre son ego de côté. Quand on sort de l’école, on veut faire du Hadid ou du Gerry, en mûrissant on veut faire des maisons dans lesquelles on se sent bien, où l’atmosphère et le confort priment sur la plastique, et ça peut aller jusqu’au Feng Shui. Avec l’agence parisienne Qubiq Studio, je travaille actuellement sur l’architecture intérieure d’un hôtel dans le nord du Vietnam où nous avons appliqué les principes du feng shui.
Cela vous plaît-il de faire des hôtels ?
Oui, beaucoup. Que ce soit des hôtels urbains ou des resorts. J’aime travailler sur des projets premium ou sur des boutiques hôtels avec un peu d’originalité. Sur un hôtel, on travaille avec une équipe d’experts : paysagistes, acousticiens… Il y a un ensemble de compétences qui permettent de se concentrer uniquement sur son travail. Sur une maison, on n’a pas toujours les moyens de travailler confortablement et de se concentrer sur ce que l’on sait faire. On doit souvent jouer l’homme orchestre.
Comment définissez-vous votre style ?
Je ne pense pas avoir de style et je ne pense pas être en quête de style. Je ne suis pas dans la mouvance de l’architecture signature, mais clairement, je suis contemporain, plus minimaliste que baroque et j’aimerais tendre vers des architectures qui sont profondes comme celles des écoles de pays en voie de développement qui s’exportent (le Brésilien Isay Weinfeld, les Indiens Studio Mumbai et Case Design…). Je tends vers une architecture silencieuse et contextuelle. C’est le contexte qui crée l’architecture. Je suis l’anti Koolhaas. Quand on fait la tour à Casa Anfa, on fait une tour à l’ADN casablancais, quand on fait un restaurant de cuisine asiatique avec Sophia, on fait en sorte que le client se sente en Asie, mais sans les Bouddhas. Je pense que l’idée de tout ça c’est que la quête, elle est sur «Qu’est-ce que l’architecture contemporaine, marocaine, nord-africaine ?».
Est-ce qu’il y en a une ?
Oui, on peut dire qu’il y en a une. Studio KO avec le musée Yves Saint Laurent et Mohamed Amine Siana, Saad El Kabbaj et Driss Kettani avec l’université de Guelmim font du local en se dédouanent des images de Pinterest, du pastiche. Comment dire que c’est marocain sans faire appel aux arabesques en plâtre, aux artifices mais par les volumes, la matière ? Pour la tour, on a repris des «bouts» d’architecture casablancaise (Tour Liberté, projets de Zevaco, balcons filants, casquettes, blancheur…) pour inscrire le bâtiment dans son lieu. Le Maroc devient une destination architecturale et des projets contemporains marocains sont reconnus par nos pairs.
Justement qui sont vos pairs, vos maîtres ?
Le couple Eames pour le design. Les modernistes américains : Pierre Koenig et sa Stahl House, Richard Neutra. Jean Nouvel que je trouve très intéressant, surtout quand il parle. Son architecture peut être un peu dure, mais il a une vraie culture artistique et il mélange les arts, le cinéma et l’architecture. Le story telling est important en architecture. Les gens qui m’inspirent sont ceux qui savent raconter les choses. Nicolas Michelin m’a vraiment inspiré. Pour un projet à Paris, il a créé des corridors verts pour que les coccinelles qui naissent au bois de Boulogne puissent traverser la ville jusqu’au bois de Vincennes. C’est un architecte qui a mit le pied à l’étrier de nombreux jeunes architectes, qui milite aussi pour que les artistes puissent intervenir sur ses projets. C’est quelqu’un de généreux dans sa manière de faire ce métier. D’ailleurs ce qui manque ici, c’est le 1% artistique. On pourrait allouer, comme en France, sur les projets publics, 1% du budget de chaque projet à un artiste qui intervient sur le projet et lui donne une autre dimension. On n’aide pas assez les créatifs ici. C’est dommage, un pays sans création est un pays qui se meurt. J’aime aussi beaucoup Marcel Breuer, maître du béton, qui a construit le Whitney Museum.
Cela fait huit ans que vous êtes là, quelle est votre vision de l’architecture marocaine ?
Le niveau s’améliore. On commence à faire oublier l’architecture consensuelle des années 90. Mais l’architecture est dépourvue de sa noblesse culturelle au Maroc. L’architecte n’est pas respecté à sa juste valeur. On n’a pas d’architectes comme Peter Zumthor qui passe énormément de temps sur ses projets. On ne retrouve plus l’architecture puissante de la maison Camembert. C’est peut-être l’époque qui veut ça, une époque frénétique où on ne prend pas le temps de bien faire les choses. Les clients veulent les choses rapidement et les projets n’ont pas le temps de mûrir. Un architecte du temps de Le Corbusier faisait un ou deux projets par an. Nous sommes un jeune pays, une jeune ville, un peu anarchique à la Sao Paulo avec quelques pépites architecturales. On attend les maîtres d’ouvrage publics, c’est à eux de proposer des cahiers des charges plus soucieux du bien-être des gens. Parce que quand on voit les périphéries de nos villes aujourd’hui, ça fait peur. Il nous manque une vision d’ensemble donnée en amont par les élus, les urbanistes et les sociologues et qui nous aiderait à construire une ville cohérente et soucieuse du bien être de ses habitants. On est individualistes, on s’enferme dans nos enclos, on se mure dans nos maisons et on ne s’approprie pas l’espace public. Ca ne peut pas marcher et l’Etat ne peut pas toujours faire le pompier pour tout le monde, tout le temps. C’est à chacun de prendre ses responsabilités et d’apporter sa pierre à l’édifice. Il y a une espèce de movida architecturale. Il y a de la place pour tout le monde. Il y a un manque de conférences, d’expositions. Il manque un lieu, une Cité de l’architecture, un Pavillon de l’Arsenal de Casablanca, un lieu d’échanges dédié aux Casablancais qui leur montre ce que font les architectes, les concours en cours ou à faire dans la ville et leur permette de donner leur avis.
Si vous pouviez concevoir un projet sans contraintes, ce serait quoi ?
Un projet ancré dans le territoire, un musée d’art moderne dans le genre du New Museum de New York imaginé par le studio Sanaa. Sur mon projet de diplôme consacré à Casa Port, j’avais posé un musée d’art moderne sur une des darses du port après l’avoir repoussé vers Mohammedia et Jorf Lasfar, car on n’a plus besoin d’avoir un port dans la ville. L’idée était de créer un domaine permettant de se réapproprier le littoral.
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