Impossible de mettre Sophie Dries dans une case. Pour des boutiques et des établissements hôteliers, l’architecte signe des décors époustouflants. Elle est aussi à l’écoute de l’esprit des lieux et des modes de vie actuels pour concevoir des espaces de vie pertinents et personnalisés, jusqu’aux moindres détails. Et en tant que designer, elle pousse la matière jusqu’à ses ultimes retranchements, avec la complicité de maîtres artisans, donnant ainsi naissance à des pièces uniques et fascinantes. Rencontre avec une innovatrice bien dans son époque.
Comment vous définissez-vous ? Architecte ou designer ?
Je dirais que je suis architecte de formation et que j’ai un regard d’architecte sur le mobilier. Les architectes du début du XXe siècle, comme Frank Lloyd Wright ou Alvar Aalto, dessinaient absolument tout, du bâtiment jusqu’aux rideaux ou aux poignées de porte. J’ai retrouvé cela dans le milieu de l’architecture d’intérieur lorsque je travaillais avec Pierre Yovanovitch. C’est toujours une chance de compléter le travail d’architecture en dessinant du mobilier qui s’intègre parfaitement dans les intérieurs que l’on a conçus. Si mon travail de design alimente souvent ma réflexion architecturale, il est surtout lié à l’expérimentation sur la matière. En effet, le point de départ n’est jamais une fonction mais plutôt la rencontre d’une matière ou d’un artisan prêt à me suivre dans une expérimentation inédite.
Comment démarre le processus de création ?
Au fil de mon parcours, j’ai eu la chance de travailler en France et en Italie, notamment à Murano, avec des artisans de très haut vol qui m’ont appris énormément sur les matières et les techniques. C’est en prenant le temps de discuter avec eux, d’essayer de nouvelles façons de travailler mais aussi de combiner les matières, de les altérer, de les creuser… que jaillissent de nouvelles idées : des vases en métal et céramique, des tables ou sièges d’appoint en marbre aux dégradés de couleurs, des luminaires en papier mâché, un miroir encadré de verre incrusté de minéraux… La liberté que me donnent mes galeries pour créer des pièces uniques et isolées est essentielle dans mon parcours. Cette opportunité d’innover me permet aussi de revenir à ma passion qu’enfant j’avais pour la chimie et le goût de mélanger, de tester, d’expérimenter pour aboutir à de l’inédit. Dans le même temps, je veille à n’utiliser que des matériaux naturels, pas de résine, pas de matières chimiques.
Une volonté de répondre aux problématiques de développement durable ?
Effectivement face à la surconsommation et à ce monde saturé d’objets, le créateur, tout particulièrement le créateur d’objet, est amené à s’interroger sur la matière mais aussi sur la vie même des objets : comment ils sont fabriqués, comment ils vont évoluer et comment ils pourront être recyclés. Travailler avec des artisans et non de grands industriels limite naturellement la quantité produite. Il me semble aussi que les gens ont besoin de consommer moins d’objets, de les désirer plus, de les garder plus, voire de faire en sorte de pouvoir les transmettre. Réduire le nombre d’objets, ne signifie pas arrêter de créer mais plutôt changer notre rapport de consommation avec eux. Je sens d’ailleurs que les gens se détournent des objets de grande consommation au profit d’objets qui ont une âme, grâce aux mains qui les ont fabriqués.
La mission de l’architecte évolue-t-elle aussi en fonction de l’époque ?
L’architecture se nourrit de tout, de l’histoire de l’art mais aussi des expressions artistiques de son époque : de la mode, du cinéma… Cependant la particularité du travail de l’architecte est de s’inscrire dans une temporalité longue, ce qui induit une responsabilité : être pertinent dans son époque et dans son domaine. Certes, on peut apprécier les créations d’époques passées ou les références de certains grands maîtres mais il est important de s’interroger sur les réponses que ceux-ci pourraient proposer au monde d’aujourd’hui au lieu de s’enfermer dans le pastiche ou la nostalgie. Dans mon équipe, j’ai beaucoup de jeunes architectes à qui je conseille d’être curieux de tout, de nourrir leurs réflexions de toutes les disciplines et de voyager, de visiter des lieux, des bâtiments… Parcourir des livres ou des sites internet ne suffit pas pour appréhender la réalité. L’architecture fait appel aux cinq sens.
La Design Week de Paris m’avait demandé de réaliser une «project room», en me conseillant de concevoir quelque chose d’assez «instagrammable». J’ai décidé d’aller à contre-courant en réalisant une expérience qui nécessite de venir sur place : elle inclut un parfum, une musique et une pièce secrète que vous ne pouvez découvrir qu’en venant sur place. Une expérience à vivre, comme l’architecture, avec les cinq sens!