Ismaïl Tazi a ses racines familiales à Fès, mais il fait définitivement partie de ces citoyens du monde pour qui les frontières géographiques et temporelles servent à tisser un avenir fascinant, porteur d’opportunités encore inexplorées. Et il emporte avec lui l’artisanat marocain, et plus largement méditerranéen…
Le design et l’artisanat étaient-ils une évidence comme choix de carrière ?
Étant natif de Fès, j’ai naturellement mes racines dans l’artisanat. Mon arrière-grand-père était dans la soie, mes deux arrière-grands-mères étaient brodeuses, une partie de ma famille est dans la poterie, l’autre est dans l’éducation. J’avais envie de concilier transmission et innovation.
Quelle est l’origine de « Trame » ?
Avec mon associé Adnane Tazi, nous avons lancé Trame en janvier 2020 avec deux objectifs. Il s’agissait d’abord de « faire » sortir des collections d’objets contemporains qui innovent par rapport à ce qui existe déjà, en utilisant le design comme levier pour faire avancer l’artisanat. Le second objectif était de chercher des opportunités à l’intersection entre technologie et artisanat. J’aime le principe américain du « learning by doing » : entreprendre et apprendre de ce qui est fait pour aiguiller et affiner le projet.
Et c’est ce que vous avez fait avec « A voyage to Meknes », votre première collection…
Effectivement, nous avons emmené les designers Maddalena Casadei, Julie Richoz et Maria Jeglinska à Fès, dans ma ville d’origine, et à Meknès, la ville de mon épouse, ce qui a permis d’éditer une impressionnante collection de tapis, plaids et vaisselle qui a été largement célébrée dans la presse spécialisée et généraliste. Nous sentions que nous étions sur la bonne voie. Nous sommes ensuite partis en Calabre. La rencontre entre designers et artisans a apporté un œil contemporain sur une tradition ancestrale de céramique : les spectaculaires masques apotropaïques, supposés protéger les maisons des mauvais esprits et apporter de bonnes énergies. Et une fois encore, l’accueil a été excellent, cette deuxième collection, « Onda Calabra », a été distribuée dans les plus grands concept-stores et magasins de luxe dans le monde.
La collection « alhambra.gcode » a marqué un tournant pour Trame…
Nous avions profité de la période de confinement liée au covid-19 pour faire des recherches sur les nouvelles technologies qui pouvaient impacter l’artisanat. Ces études se sont concrétisées à travers la collection conçue par l’architecte Arthur Mamou Mani avec les designers Wonmin Park et Amandine David. Tous trois se sont inspirés des mathématiques déployées par les bâtisseurs de l’Alhambra. Les algorithmes qu’ils ont développés ont permis d’imprimer de l’argile en 3D qui a ensuite été émaillée à la main. Présentée à l’Institut du Monde Arabe en février 2022, la collection a obtenu une visibilité internationale incroyable. Depuis, nous continuons à travailler à l’intersection entre artisanat traditionnel et codes algorithmiques, en réunissant des artistes génératifs (qui travaillent avec le code informatique) et des artisans de renommée mondiale pour produire des œuvres d’art d’un nouveau genre, à la fois numériques et physiques. Pour le premier volet, nous avons emmené Alexis André à Aubusson, afin de réaliser une collection de tapisseries ; Martin Grasser a travaillé avec des maîtres verriers de Murano, près de Venise, et Jeff Davis avec des maîtres vitraillistes de Chartres, non loin de Paris. Les collections, présentées à Design Miami en décembre dernier, ont énormément plu.
Les nouvelles technologies font généralement peur aux artisans et aux créateurs. Que leur répondez-vous ?
Artisanat et technologie sont en conversation depuis toujours. Prenez la poterie, par exemple. Elle se faisait d’abord par modelage, jusqu’à ce que l’invention de la roue donne naissance au tour manuel, puis au tour électrique. L’impression 3D de l’argile permet d’emmener la poterie plus loin, tout en préservant cet héritage, un patrimoine culturel mondial. Et puis, l’art digital existe depuis près de cinquante ans. Ce qui est nouveau, c’est la technologie blockchain qui vient en fait cristalliser cette création, en permettant de certifier la provenance. Nous vivons actuellement une révolution, une révolution de la valeur qui ouvre de belles opportunités, notamment pour le Maroc. C’est un pays jeune et créatif, qui compte pas mal de développeurs. Nous pouvons nous positionner en leader régional si nous décidons de prendre la parole sur ce nouveau territoire.
Qu’est-ce qui, selon vous, définit le luxe ?
Pour moi, c’est une erreur de corréler luxe et prix. J’associe beaucoup le luxe au temps et à la sincérité, à l’authenticité de l’approche qui a été déployée pour le réaliser, soit tout le processus de recherche, de réflexion, de prototypage et enfin de fabrication à partir de matériaux choisis. La chance du Maroc, et de l’Afrique d’une manière générale, est d’être riche d’un savoir-faire et d’un artisanat forts, qui permettent de réaliser des objets luxueux à un prix raisonnable.