@ Salva López
Originaire d’Ibiza, Eugeni Quitllet s’illustre sur la scène du design international pour ses réalisations entre rêve et réalité, empreintes de conscience et d’intention. En ce début d’année, nous partons à la rencontre de ce designer catalan énigmatique dans le cadre de sa toute première collaboration avec Roche Bobois, la collection Pulp.
Comment qualifiez-vous votre approche du design ?
Je dirais qu’elle est avant tout très axée vers le futur. Je la qualifierais aussi de très personnelle et très sensitive. Elle est profondément marquée pour mon envie d’animer la matière et de transmettre de la vie et de la poésie aux objets. Pour moi, c’est essentiel de dépasser l’aspect fonctionnel afin de que nous établissions un réel échange avec les objets qui nous entourent.
Qu’est-ce qui vous anime le plus dans le processus d’industrialisation ?
Ce qui me plaît beaucoup dans le travail que j’entre prends avec l’industrie, c’est de pouvoir partager l’émotion découlant de ma démarche créative avec le plus de gens possible. Le processus de production est parfois tellement long que le challenge est de conserver la fraîcheur de l’élan créatif. Pour produire et commercialiser un objet vibrant et plein d’énergie, il est essentiel que le designer et l’éditeur aient une relation très étroite, mais aussi qu’ils soient portés par la même passion et les mêmes envies. Pour la collection Pulp de Roche Bobois, Nicolas Roche et toute l’équipe avec laquelle j’ai travaillé ont contribué à conserver cette intensité créative jusqu’à la production finale.
Comment envisagez-vous vos collaborations ?
Je suis surtout à la recherche d’un éditeur qui parle ma langue et partage ma sensibilité. Je pense d’ailleurs que c’est réciproque, car l’éditeur doit collaborer avec quelqu’un avec qui il est capable de composer des choses qui lui ressemblent. Mieux on connaît les processus, les techniques et les matériaux, plus le travail est harmonieux et la production est aisée, toutefois il convient de ne pas céder à la voie de facilité et aux raccourcis. C’est dans ce sens que j’apprécie d’entreprendre de nouvelles collaborations, car elles permettent véritablement d’explorer à chaque fois un nouveau chemin créatif.
Votre carrière a débuté avec Philippe Starck, dans quelle mesure ces années de collaboration impactent encore votre travail actuel ?
C’est une collaboration qui a beaucoup compté, mais qui me semble très lointaine aujourd’hui. En fait, j’ai l’intime conviction que dans ce métier l’expérience acquise ne permet pas forcément d’être meilleur. Le souvenir reste mais pour continuer à créer il faut toujours aller de l’avant. À chaque projet, c’est comme une renaissance, je recommence à zéro et me confronte à nouveau au vide d’une feuille blanche. D’un sens, c’est beau puisque nous avons la chance de rester éternellement jeune.
Qu’est-ce qui vous pousse davantage à cette réinitialisation ?
Cela relève surtout de mon goût pour l’exploration. J’apprécie d’expérimenter de nouvelles matières, de nouvelles formes, des combinaisons de styles, etc. C’est aussi une exigence du monde actuel. Aujourd’hui, tout change tellement vite : les technologies, les interactions entre les gens, l’utilisation des objets, les modes de vie, cela nous pousse en tant que designer à nous questionner en permanence et nous adapter très vite. Par exemple, les nouvelles formes de travail ont considérablement impacté le rapport des consommateurs à leur espace de vie, et par la même notre démarche créative.
Pensez-vous que l’identité catalane se matérialise à travers votre expression du design ?
J’essaie de réfléchir à des formes individuelles et universelles, mais dans une certaine mesure mon travail peut être rattaché au style catalan. Je suis né dans les Baléares, j’ai toujours été entouré par la mer, la nature, la lumière. J’ai baigné culturellement dans une créativité démesurée, celle de Gaudí, de Dali, de Miro. Je pense que l’ensemble de ces éléments ont considérablement impacté ma vision du design et mon souhait de toujours repousser les limites dans mon travail.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
J’ai cité la lumière, l’environnement, la mer, mais je dirais que mon inspiration vient tout simplement de la vie. C’est le ressenti qu’elle va me procurer qui va me donner de l’énergie et l’envie de créer et de partager. Chaque chose que je fais est susceptible de m’inspirer. Inconsciemment, l’imaginaire travaille durant plusieurs jours avant le déclic. Être heureux, se laisser surprendre par les beautés de la vie, se promener sur la plage, regarder les vagues, se laisser aller à la contemplation des fleurs, des arbres, des animaux, mais aussi se questionner sur notre rapport à la vie et aux autres sont autant d’éléments susceptibles d’aiguiser mentalement ma créativité.
On dit souvent que vous sublimez l’âme des objets, qu’en pensez-vous ?
J’apprécie de défier les lois de la gravité. Je tente d’inscrire mes créations dans un espace étroit entre le rêve et la réalité, le possible et l’impossible. Tout comme j’essaie d’animer la matière et de dépasser le simple cadre de la fonctionnalité, je dirais que je m’emploie à ce que l’objet soit le plus immatériel possible. Nous utilisons la matière car nous devons donner une forme physique et résistante à nos idées. À l’instar de la collection Pulp de Roche Bobois, ce n’est pas uniquement la matière que fait l’originalité d’un objet, c’est le concept. Qu’importe qu’elle soit en bois, en cuir ou tissu, la spécificité de la collection Pulp réside dans le fait qu’elle est un très bel exemple du design moléculaire.
Qu’entendez-vous par le design moléculaire ? La nature est-elle une thématique de prédilection ?
Les petits galets des différentes pièces de la collection Pulp sont comme des formes indépendantes, qui telles molécules s’unissent pour donner naissance à un nouvel objet. Dans tous mes objets, il y toujours cette dimension naturelle. Plus l’objet est proche de la vie et plus il sera vibrant. Je tente d’y insuffler de la naturalité, notamment à travers la sensualité dans les raccords des formes, dans les proportions et dans le mouvement. J’avais déjà exploré ces éléments indépendants qui s’unissent notamment avec la chaise longue Dream Catcher en 2016 ou Stone pour Habitat ou encore Coud-Io pour Kartell.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de la collection Pulp et sa symbolique ?
Qu’il s’agisse du fauteuil, de la chaise ou de la table, la collection Pulp déploie des pièces modulaires qui ont la spécificité d’être constituées d’éléments libres qui s’unissent pour créer une forme. Ce sont des pièces qui flottent dans l’air et qui sont constituées de vides et de pleins, minutieusement orchestrés pour constituer les points d’appui essentiels. Ce sont des produits qui ont une ergonomie très proche du corps, respectant sa morphologie et sa symétrie, ce qui assure leur confort.
Que retenez-vous de cette rencontre créative avec Roche Bobois ?
C’est la première fois que j’ai le plaisir de collaborer avec Roche Bobois. C’est un éditeur que je suis depuis des années et dont j’apprécie l’interprétation du moment présent. Quand nous avons eu l’occasion de nous rencontrer, il a d’abord fallu un peu de temps pour savoir ce que nous allions pouvoir faire d’innovant ensemble. Nous avons alors décidé de réinterpréter certains univers comme le salon et la salle à manger. L’objectif était de coller à l’air du temps et de proposer des lignes vraiment polyvalentes, propices notamment au travail à la maison. Nous avons activement travaillé pendant le confinement et c’était très beau, car dans ces temps obscurs, nous avons gardé la lumière de la créativité allumée.
Y-a-t-il une suite prévue à la collection Pulp ?
Aujourd’hui la collection est toute fraîche, mais j’espère que nous aurons l’occasion de la faire évoluer. Quand je commence une collection aussi intense que celle-là, je sais qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud et continuer à explorer le concept. C’est un peu comme quand on trouve un trésor dans une mine, on va continuer à creuser, car on a envie de découvrir si elle cache d’autres merveilles.
La thématique de durabilité est-elle importante dans votre travail ?
Tout d’abord dans le sens où je tiens à faire des objets indémodables et capables de durer dans le temps à plus d’un titre. Je suis convaincu qu’en plaçant de l’intention dans un objet et en soignant son design, il va véritablement accompagner l’usager. J’essaie aussi lorsque je crée pour l’industrie d’être attentif au choix des matières utilisées, au processus de fabrication et même au stockage des objets pour minimiser les coûts énergétiques. Bien sûr, j’aime aussi utiliser des matières recyclées et tenter de conscientiser le consommateur quant à sa responsabilité environnementale. Dans cette optique, j’ai notamment créé l’éco-collection Ibiza pour Vondom, qui évoquait le recyclage des plastiques rejetés par la mer.
Quelle est votre définition du luxe ?
Pour moi, c’est justement de pouvoir choisir les choses dont nous avons vraiment besoin avec soin. C’est aussi pouvoir opter pour quelque chose qui est fait avec conscience. Il ne s’agit pas d’un objet inaccessible mais plutôt porteur d’intention. Je pense qu’il est important aujourd’hui de retrouver du sens et de poser ses choix et d’en être heureux.